Extraits
de :
Stengers
Isabelle. Souviens toi que je suis
Médée. Medea nunc sum.
Collection Empêcheurs de penser en rond. 1993.
Collection Empêcheurs de penser en rond. 1993.
L’effrayant
défi d’une femme qui tue ses enfants et n’en meurt pas. […]
C’est
bien une héroïne que crée Euripide, une femme capable d’hésiter, puis de se
reprocher comme un crime son propre recul, « Honte à ma lâcheté »,
capable de vibrer de douleur jusqu’à la moindre de ses fibres mais de dire
« Tu pleureras ensuite ! ». La Médée de Sénèque est bien plus
proche de l’image quelconque d’une femme folle furieuse, mais elle a ce mot
étrange, qui fait hésiter le sens, « Medea nunc sum ».
« Souviens-toi
que je suis Médée », répond, à travers les siècles, la Médée de
Charpentier au « Maintenant, je suis Médée » de Sénèque. […]
Avoir
à « Etre Médée » est de l’ordre de l’évènement. […]
Médée,
la femme, a dépouillé – écorchée terrifiante – les liens qui tissaient ses
attaches humaines et est devenue celle qu’elle avait oubliée, trahie, pour
devenir grecque et femelle […]
Médée
serait morte de désespoir si elle n’était devenue Médée, si elle n’avait
retrouvé, au moment de la plus grande humiliation que puisse connaître une
femme, l’accès à ce qui en elle s’était nié pour faire exister la femme aimante
et loyale. Qui aurait la bêtise de dire Médée jalouse ! Jalouse d’une
princesses ignorante et vaine ? Jalouse d’un homme lâche et veule, menteur
et vaniteux ? A aucun moment, Médée n’envie à Créuse son piètre trophée.
C’est le sens de sa vie qui est en jeu, non la possession d’un Jason. […]
Jason
a cru que son pouvoir de mâle avait transformé la magicienne en femme, que l’on
peut tromper et abandonner. […]
Et
soudain, le monde se vide, la mémoire devient l’ennemie, ricanante, obscène.
Médée, la femme, sait qu’elle va en mourir si elle n’en appelle pas à l’Autre. […]
Face
à la panique, il faut pouvoir, non pas médiocrement rendre coup pour coup, mais
recréer un monde autre, sans commune mesure avec celui qui fait défaut. […]
Et
la solution qu’elle invente, « Etre Médée », rompre les liens qui la
condamnent et créer un monde où nul ne pourra avoir pitié d’elle ou songer à
lui "pardonner", la crée en tant qu’énigme que tous, Jason le
premier, auront à réfléchir. Au sens
où elle n’est plus "des nôtres", pour négocier, analyser,
interpréter, mais où l’Autre qu’elle est devenue nous constitue nous-mêmes,
atterrés en pôles de réflexion, se renvoyant de siècle en siècle […]
C’est
un autre monde qui insiste, un monde barbare peut-être […]
De
quelle extériorité s’agit-il donc ? Que signifie Médée ? […]
Un
monde "matriarcal" que les Grecs achéens ont détruit mais qu’ils
craignent encore. […]
Mère
et Mort à la fois […]
Signe
du triomphe d’Aphrodite la grecque sur la Mère archaïque. Le Jason d’Euripide
l’affirme : « Il te déplairait d’avouer que l’amour t’a contrainte,
que tu n’as pu parer ses flèches, et que c’est là pourquoi tu m’as sauvé »
[…]. Médée, simple femme, esclave de l’amour ? Mais lorsque Médée devient
Médée, l’ordre divin des Grecs s’écroule. Le soleil n’est plus Apollon, il a
partie liée avec la mort, la lumineuse source de vie s’affirme soudain une avec la noirceur infernale. Et les lois de la
culpabilité, du remord et de la justice s’effondrent. […]
« Froide
alliance de la sentimentalité et de la cruauté féminine, qui font réfléchir
l’homme » (Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1967).
Faire réfléchir, au sens où il ne s’agit pas de se donner un objet de
réflexion… mais où on subit une
réflexion, où on résonne à une énigme, qui, froide, fait de vous son miroir. Souviens toi que je suis Médée.
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