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mercredi 5 septembre 2012

de plus anciennes frayeurs


Rainer Maria Rilke
Elégies de Duino
Troisième élégie
Lecture et associations libres de Stanislas Roquette <lien>

« C’est une chose de chanter la bien-aimée. Une autre de chanter, hélas, ce grand Dieu coupable et secret, le fleuve-sang. Celui qu’elle reconnait de loin, le jeune homme qu’elle aime, que sait-il, lui-même, du seigneur du désir qui souvent au fond de lui, dans la solitude, avant que la jeune fille ne l’apaisa, et souvent comme si elle n’existait pas, élevait, ha, ruisselant de quelles profondeurs inconnaissables, sa tête de Dieu, appelant la nuit à une insurrection infinie ?
[…]
« Ce n’est pas toi, hélas, ni sa mère, qui avez tendu ainsi l’arc de ses sourcils pour l’attente, ce n’est pas pour toi qui frémis à son approche, jeune fille, pas pour toi que sa lèvre se recourba en une expression plus féconde. Penses-tu vraiment que ton apparition légère l’aurait à ce point bouleversé, toi qui vas du même pas que le vent printanier ?
Sans doute tu lui mis l’effroi au cœur mais de plus anciennes frayeurs se précipitèrent en lui au choc de cet émoi.
Appelle-le, tu ne l’arracheras pas tout entier à ce commerce obscur.
Oui, sans doute, il le veut. Il se dégage, allégé, s’habitue, se sent chez lui dans le secret de ton cœur. Et il se ressaisit et se commence.
Mais eut-il jamais un commencement ?
Mère, c’est toi qui le fis. Tout petit, tu fus celle qui le façonna. Il était neuf pour toi. Tu abaissais vers ses yeux neufs ce que le monde avait d’amical, tu écartais ce qu’il avait d’étranger.
[…]
« Et lui-même, couché, avec quel soulagement il laissait fondre sous ses paupières alourdies par le sommeil, l’exquise douceur de tes créations légères et la mêlait à la saveur de l’avant-sommeil. Il semblait qu’il fut protégé. Mais au-dedans, qui repoussait, qui entravait au plus profond de lui les flots montant de l’origine ?
[…]
« Lui, le nouveau, l’enfant plein de crainte, comme il était empêtré et déjà contraint d’obéir, sous l’entrelacs toujours plus inextricable des lianes de son devenir intérieur, à des modèles, à leur croissance étouffante, à des formes fuyantes d’animaux, comme il s’abandonna, aima.
Aima ce qu’il portait au fond de lui, cette terre sauvage au fond de lui, cette forêt première en lui, sur l’écroulement muet de laquelle régnait le vert lumineux de son cœur. Aima. Puis laissa tout cela, suivit ses propres racines jusque dans les profondeurs de l’origine immense où son infime naissance n’était déjà plus qu’un souvenir.
[…]
« Vois-tu, notre amour n’est pas comme les fleurs, le produit d’une seule année. Quand nous aimons, c’est une sève immémoriale qui nous monte dans les bras. Ô, jeune fille, cela, que nous ayons aimé en nous non un être à venir mais bien cet innombrable qui fermente, non pas un enfant isolé mais bien les pères qui, comme les gravats d’une montagne ruinée repose au fond de nous, mais bien le lit du fleuve à sec des mères de jadis, mais bien toute l’étendue sans bruit de cette contrée que surplombe le ciel limpide ou menaçant de la fatalité, oui, cela, jeune fille, c’est cela qui vint avant toi. […]
« Ô sans bruit, sans bruit, devant lui, accomplit l’un de tes chers travaux quotidiens, rassurants, emmène-le sur le seuil du jardin, fait lui don de l’excès, du poids trop lourd des nuits.
Retiens-le. »