Rainer Maria Rilke
Elégies de Duino
Troisième élégie
Lecture et associations libres de Stanislas Roquette
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« C’est une chose de chanter la bien-aimée. Une autre
de chanter, hélas, ce grand Dieu coupable et secret, le fleuve-sang. Celui qu’elle
reconnait de loin, le jeune homme qu’elle aime, que sait-il, lui-même, du
seigneur du désir qui souvent au fond de lui, dans la solitude, avant que la
jeune fille ne l’apaisa, et souvent comme si elle n’existait pas, élevait, ha,
ruisselant de quelles profondeurs inconnaissables, sa tête de Dieu, appelant la
nuit à une insurrection infinie ?
[…]
« Ce n’est pas toi, hélas, ni sa mère, qui avez tendu
ainsi l’arc de ses sourcils pour l’attente, ce n’est pas pour toi qui frémis à
son approche, jeune fille, pas pour toi que sa lèvre se recourba en une expression
plus féconde. Penses-tu vraiment que ton apparition légère l’aurait à ce point
bouleversé, toi qui vas du même pas que le vent printanier ?
Sans doute tu lui mis l’effroi au cœur mais de plus
anciennes frayeurs se précipitèrent en lui au choc de cet émoi.
Appelle-le, tu ne l’arracheras pas tout entier à ce commerce
obscur.
Oui, sans doute, il le veut.
Il se dégage, allégé, s’habitue, se sent chez lui dans le secret de ton cœur. Et
il se ressaisit et se commence.
Mais eut-il jamais un commencement ?
Mère, c’est toi
qui le fis. Tout petit, tu fus celle qui le façonna. Il était neuf pour toi. Tu
abaissais vers ses yeux neufs ce que le monde avait d’amical, tu écartais ce qu’il
avait d’étranger.
[…]
« Et lui-même, couché, avec quel soulagement il laissait
fondre sous ses paupières alourdies par le sommeil, l’exquise douceur de tes
créations légères et la mêlait à la saveur de l’avant-sommeil. Il semblait qu’il fut protégé. Mais au-dedans, qui repoussait, qui entravait
au plus profond de lui les flots montant de l’origine ?
[…]
« Lui, le nouveau, l’enfant plein de crainte, comme il
était empêtré et déjà contraint d’obéir, sous l’entrelacs toujours plus
inextricable des lianes de son devenir intérieur, à des modèles, à leur croissance
étouffante, à des formes fuyantes d’animaux, comme il s’abandonna, aima.
Aima ce qu’il portait au fond de lui, cette terre sauvage au
fond de lui, cette forêt première en lui, sur l’écroulement muet de laquelle
régnait le vert lumineux de son cœur. Aima. Puis laissa tout cela, suivit ses
propres racines jusque dans les profondeurs de l’origine immense où son infime
naissance n’était déjà plus qu’un souvenir.
[…]
« Vois-tu, notre amour n’est pas comme les fleurs, le
produit d’une seule année. Quand nous aimons, c’est une sève immémoriale qui
nous monte dans les bras. Ô, jeune fille, cela,
que nous ayons aimé en nous non un être à venir mais bien cet innombrable qui
fermente, non pas un enfant isolé mais bien les pères qui, comme les gravats d’une
montagne ruinée repose au fond de nous, mais bien le lit du fleuve à sec des mères
de jadis, mais bien toute l’étendue sans bruit de cette contrée que surplombe
le ciel limpide ou menaçant de la fatalité, oui, cela, jeune fille, c’est cela qui vint avant toi. […]
« Ô sans bruit, sans bruit, devant lui, accomplit l’un
de tes chers travaux quotidiens, rassurants, emmène-le sur le seuil du jardin,
fait lui don de l’excès, du poids trop lourd des nuits.
Retiens-le. »