Hélène Cixous, Savoir.
Dans : Hèlène Cixous & Jacques Derrida, Voiles. Galilée. 1998.
Dessins d'Ernest Pignon-Ernest.
« La myopie était sa
faute, sa laisse, son voile natal imperceptible. Chose étrange, elle
voyait qu’elle ne voyait pas, mais elle ne voyait pas bien. Chaque jour il y
avait refus, mais qui pouvait dire d’où partait le refus : qui se
refusait, était-ce le monde ou elle ? Elle était de cette race obscure
subreptice qui va désemparée devant le grand tableau du monde, toute la journée
en posture d’aveu : je ne vois pas le nom de la rue, je ne vois pas le
visage, je ne vois pas la porte, je ne vois pas venir et c’est moi qui ne vois
pas ce que je devrais voir. Elle avait des yeux et elle était aveugle.
[…] Jusqu’au jour où. Un matin sur la place il n’y avait
rien. […] Tout était perdu. Chaque pas augmenterait l’égarement. […] Elle se
vit arrêtée au sein de l’invisible. De toutes parts elle voyait ce rien pâle
sans limites, c’était comme si par un faux pas elle était entrée vivante chez
la mort. L’ici néant durait, et personne. Elle saisie, tombée debout dans l’étendue
insondable d’un voile, et voilà tout ce qui restait de la ville et du temps. La
catastrophe s’était produite en silence.
Et maintenant qui était-elle ? Seule.
[…] Elle était née avec le voile dans l’œil. […] Le Doute et
elle furent toujours inséparables : les choses étaient-elles parties ou
bien était-ce elle qui les mévoyait ? Jamais elle ne vit en sûreté. Voir était
un croire chancelant. Tout était peut-être. Vivre était en état d’alerte. En courant
à toute jambe vers sa mère elle se réservait la possibilité de l’erreur jusqu’à
la dernière seconde. Et si sa mère n’était soudain pas sa mère à l’instant où
elle atteignait son visage ? La douleur de n’avoir pas reconnu que l’inconnue
ne pouvait être sa mère, la honte de prendre une inconnue pour la connue par
excellence, le sang n’a donc pas crié, pas senti ? La trahison du sang du
sens ainsi on peut se tromper de mère être trompée jusqu’à la mère ?
[…] Mais un jour cette femme décida d’en finir avec sa
myopie et sans tarder elle prit rendez-vous avec le chirurgien. C’est qu’elle
avait appris l’incroyable nouvelle : la science venait de vaincre l’invincible.
En dix minutes ce fut fait.
[…] Ainsi le monde sortait de sa réserve lointaine, de ses
absences cruelles. Le monde montait à elle, précisant ses visages. Toute la
journée.
Cela avançait tellement vite qu’elle se voyait voir. Elle voyait
venir la vue. […] Ce qui n’était pas est. La présence sort de l’absence, elle
voyait cela, les traits du visage du monde se lèvent à la fenêtre, émergeant de
l’effacement, elle voyait le lever du monde. […] Oui, dit le monde. […] C’est
ce qui la transportait : le pas de l’Apparition. La venue à Voir. Et qui
vient ? moi ou toi ?
C’était voir-à-l’œil-nu,
le miracle.
[…] à cette aube sans subterfuge elle avait vu avec ses
propres yeux le monde, sans intermédiaire, sans les verres de non-contact. La continuité
de sa chair et de la chair du monde, le toucher donc, c’était l’amour, et là
était le miracle, la donation. […] Elle venait de toucher le monde de l’œil.
[…] Maintenant c’était l’heure des adieux cruels et tendres
au voile qu’elle avait tant maudit. […] Elle était tombée dans un état d’adieu.
Le deuil de l’œil qui devient un autre œil. […] La joie de l’œil
délivré physiquement.
[…] La joie de l’œil débridé : on entend mieux aussi. Pour
entendre il faut bien voir. Maintenant elle entendait bien même sans lunettes.
[…] elle découvrait les bizarres bienfaits que son étrangère
intérieure lui prodiguait "avant", et dont elle n’avait jamais pu
jouir avec joie, seulement avec angoisse : l’innarivée du visible à l’aube,
le passage par le non-voir, toujours il y a eu un seuil, franchir à la nage le
détroit entre le continent aveugle et le continent voyant, entre deux mondes,
un pas marqué, venir du dehors, un pas encore, une imperfection, elle ouvrait
les yeux et elle voyait le pas encore, il y avait ce mouvement de porte à
exécuter pour accéder au monde visible.
[…] Bientôt auraient disparu le flou, le chaos avant la
genèse, l’intervalle, l’étape, l’amortissement, l’appartenance à la
non-voyance, la silencieuse pesanteur, le passage quotidien de frontière, l’errance
dans les limbes.
[…] Ce que les voyants n’ont jamais vu : la
présence-avant-le-monde. Mais "avant" ne sachant pas qu’elle voyait
cela, le voyait-elle ?
Les voyants savent-ils qu’ils voient ? Les non-voyants
savent-ils qu’ils voient autrement ? Que voyons-nous ? Les yeux
voient-ils qu’ils voient ? Les uns voient et ne savent pas qu’ils voient. Ils
ont des yeux et ils ne voient pas qu’ils ne non-voient pas.
A l’aube, elle se vit encore – une dernière fois – voir qu’elle
ne voyait pas encore ce que plus tard elle verrait "d’un coup".
[…] Une telle expérience ne pouvait avoir lieu qu’une fois, c’est
ce qui la bouleversait. La myopie ne repousserait pas, l’étrangère ne lui
reviendrait jamais […] La nostalgie de la secrète non-voyance se levait.
Et cependant, on veut tellement voir, n’est-ce pas ?
Voir ! On veut :
voir ! Peut-être n’avons-nous
jamais eu d’autre vouloir que voir ? »
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