« À
qui s'adresse-t-on en un tel moment ? Et au nom de qui s'autoriserait-on à le
faire ? Souvent, ceux qui s'avancent alors pour parler, pour parler publiquement,
interrompant ainsi le murmure animé, l'échange secret ou intime qui relie
toujours, dans le for intérieur, à l'ami ou au maître mort, souvent ceux qui se
font alors entendre dans un cimetière en viennent à s'adresser directement, tout
droit, à celui dont on dit qu'il n'est plus, qu'il n'est plus vivant, qu'il
n'est plus là, qu'il ne répondra plus. Les larmes dans la voix, ils tutoient
parfois l'autre qui garde le silence, ils l'interpellent sans détour et sans
médiation, ils l'apostrophent, le saluent aussi ou se confient à lui. Ce n'est
pas forcément une nécessité conventionnelle, pas toujours une facilité
rhétorique de l'oraison. C'est plutôt pour traverser la parole, là où les mots
nous manquent, et parce que tout langage qui reviendrait vers soi, vers nous,
paraîtrait indécent, comme un discours réflexif qui ferait retour vers la
communauté blessée, vers sa consolation ou son deuil, vers ce qu'on appelle de
cette expression confuse et terrible le « travail du deuil ». Occupée
d'elle-même, une telle parole risquerait en ce retour de se détourner de ce qui
est ici notre loi — et la loi comme droiture: parler tout droit,
s'adresser directement à l'autre, et parler pour l'autre qu'on
aime et admire, avant de parler de lui. »
Jacques
Derrida, Adieu. A Emmanuel Levinas. Paris,
Galilée. 1997, p. 11-12.
« La
mort est la disparition, dans les êtres, de ces mouvements expressifs qui les
faisaient apparaître comme vivants — ces mouvements qui sont toujours des réponses.
La mort va toucher avant tout cette autonomie ou cette expressivité des
mouvements qui va jusqu'à couvrir quelqu'un dans son visage. La mort est le sans-réponse. »
Emmanuel
Lévinas, Dieu, la mort et le temps.
Paris, Grasset. 1993, p. 17. Cité par Derrida, Ibid., p. 16
« La
mort est écart irrémédiable: les mouvements biologiques perdent toute
dépendance à l'égard de la signification, de l'expression. La mort est décomposition;
elle est le sans-réponse. »
Ibid., p. 20. Cité par
Derrida, Ibid., p. 16
“Whom is one addressing at such a moment? And in whose
name would one allow oneself to do so? Often those who come forward to speak,
to speak publicly, thereby interrupting the animated whispering, the secret or
intimate exchange that always links one, deep inside, to a dead friend or
master, those who make themselves heard in a cemetery, end up addressing directly, straight on, the one
who, as we say, is no longer, is no longer living, no longer there, who will no
longer respond. With tears in their voices, they sometimes speak familiarly to
the other who keeps silent, calling upon him without detour or mediation, apostrophizing
him, even greeting him or confiding in him. This is not necessarily out of
respect for convention, not always simply part of the rhetoric of oration. It
is rather so as to traverse speech at the very point where words fail us, since
all language that would return to the self, to us, would seem indecent, a
reflexive discourse that would end up coming back to the stricken community, to
its consolation or its mourning, to what is called, in a confused and terrible
expression, "the work of mourning." Concerned only with itself, such
speech would, in this return, risk turning away from what is here our law, the law
as straightforwardness or uprightness [droiture]: to speak straight on, to
address oneself directly to the other, and to speak for the other whom one
loves and admires, before speaking of him.”
“Death is, in beings, the disappearance of the expressive
movements that made them appear as living movements that are always responses. Death will touch above all this autonomy or expressivity of movements that goes so far as to cover
someone's face. Death is the without- response.”
“Death is this irremediable gap: biological movements
lose all their dependence upon signification or expression. Death is
decomposition: it is the without-response.”
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