Vincent Van Gogh 1853-1890
« Qu’est-ce que dessiner ? Comment y arrive-t-on ?
C’est l’action de se frayer un passage à travers un mur de fer invisible, qui
semble se trouver entre ce que l’on sent
et ce que l’on peut. Comment doit-on
traverser ce mur, car il ne sert de rien d’y frapper fort, on doit miner ce mur
et le traverser à la lime, lentement et avec patience à mon sens. »
Antonin Artaud 1896-1948
Van Gogh le suicidé de
la société, 1947
« Je crois que Gauguin pensait que l’artiste doit
rechercher le symbole, le mythe, agrandir les choses de la vie jusqu’au mythe,
alors que Van Gogh pensait qu’il faut savoir déduire le mythe
des choses les plus terre-à-terre de la vie.
En quoi je pense, moi, qu’il avait foutrement raison.
Car la réalité est terriblement supérieure à toute histoire,
à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité.
Il suffit d’avoir le génie de savoir l’interpréter. »
« Il y a dans tout dément un génie incompris dont l’idée
qui luisait dans sa tête fit peur, et qui n’a pu trouver que dans le délire une
issue aux étranglements que lui avait préparés la vie. »
« Au fond de ses yeux comme épilés de boucher, Van Gogh
se livrait sans désemparer à l’une de ces opérations d’alchimie sombre qui ont
pris la nature pour objet et le corps humain pour marmite ou creuset […] Van
Gogh en était arrivé à ce stade de l’illuministe, où la pensée en désordre
reflue devant les décharges envahissantes de la matière,
et où penser, n’est plus s’user,
et n’est plus,
et où il ne reste que de ramasser corps, je veux dire
entasser des corps. »
« Il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van
Gogh, pas de visions, pas d’hallucinations.
C’est de la vérité torride d’un soleil de deux heures de l’après-midi.
Un lent cauchemar génésique petit à petit élucidé.
Sans cauchemar et sans effet.
Mais la souffrance du pré-natal y est.
C’est le luisant mouillé d’un herbage, de la tige d’un plant
de blé qui est là prêt à être extradé.
Et dont la nature un jour rendra compte.
Comme la société aussi rendra compte de sa mort prématurée.
Un plan de blé sous le vent incliné, avec au dessus les ailes
d’un seul oiseau en virgule posé, quel est le peintre, qui ne serait pas
strictement peintre, qui aurait pu avoir comme Van Gogh l’audace de s’attaquer
à un sujet d’une aussi désarmante simplicité ?
Non, il n’y a pas de fantômes dans les tableaux de Van Gogh,
pas de drame, pas de sujet et je dirai même pas d’objet […]
C’est de la nature nue et pure vue, telle qu’elle se révèle,
quand on sait l’approcher d’assez près »
« Car c’est bien cela tout Van Gogh, l’unique scrupule
de la touche sourdement et pathétiquement appliquée. La couleur roturière des
choses, mais si juste, si amoureusement juste qu’il n’y a pas de pierres
précieuses qui puissent atteindre à sa rareté.
Car Van Gogh aura bien été le plus vraiment peintre de tous
les peintres, le seul qui n’ait pas voulu dépasser la peinture comme moyen
strict de son œuvre, et cadre strict de ses moyens. »
« On peut, après l’avoir vue, tourner le dos à n’importe
quelle toile peinte, elle n’a rien à nous dire de plus. L’orageuse lumière de
la peinture de Van Gogh commence ses récitations sombres à l’heure même où on a
cessé de la voir.
Rien que peintre, Van Gogh, et pas plus,
pas de philosophie, de mystique, de rite, de psychurgie ou de
liturgie,
pas d’histoire, de littérature ou de poésie,
ses tournesols, d’or bronzé sont peints : ils sont
peints comme des tournesols et rien de plus, mais pour comprendre un tournesol
en nature, il faut maintenant en revenir à Van Gogh, de même que pour
comprendre un orage en nature,
un ciel orageux,
une plaine en nature,
on ne pourra plus ne pas en revenir à Van Gogh. »
« il est mort à 37 ans. »
« J’entends les ailes des corbeaux frapper des coups de
cymbale forte au-dessus d’une terre dont il semble que Van Gogh ne pourra plus
contenir le flot.
Puis la mort. »
« L’eau est bleue,
pas d’un bleu d’eau,
d’un bleu de peinture liquide.
Le fou suicidé est passé par là et il a rendu l’eau de la
peinture à la nature,
Mais à lui qui la lui rendra ?
Un fou, Van Gogh ? »
Evelyne Grossman, Avant-propos
« Je veux dire que nous avons une taie sur l’œil du fait
que notre vision oculaire actuelle est déformée,
réprimée, opprimée, revertie et suffoquée par certaines malversations sur le
principe de notre boîte crânienne, comme l’architecture dentaire de notre être,
depuis le coccyx du bas des vertèbres, jusqu’aux assises du forceps des
mâchoires sustentatrices du cerveau » (Antonin Artaud, commentant ses
propres dessins en 1946).
« Qu’est-ce qu’écrire-dessiner ? C’est refaire un
« corps sans organes », c’est-à-dire une multiplicité moléculaire,
explosive et atomique (l’inverse du « cadastre anatomique » du corps
organique), c’est inventer une scénographie picturale, une danse corporelle des
signes sur la page : « Ce dessin représente l’effort que je tente en
ce moment pour refaire corps avec l’os des musiques de l’âme », écrivait
[Artaud] à Rodez en septembre 1945. Ces signes jetés sur la page, Artaud les
nomme des « notes », au double sens scriptural et musical du terme, …
et Van Gogh le peintre est aussi « un formidable musicien ».
« Quand j’écris, / j’écris en général une note d’un trait. Mais cela ne me
suffit pas / et je cherche à prolonger/ l’action de ce que / j’ai écrit dans /
l’atmosphère. Alors / je me lève / je cherche / des consonances, / des adéquations
/ de sons, / des balancements du corps / et des membres / qui fassent
acte » (50 dessins pour assassiner
la magie). Et de même, que fait le peintre Van Gogh ? Il cherche à
« ramasser corps, je veux dire entasser des corps ». Le corps chez
Van Gogh est un paysage infini, agité de convulsions géologiques qui portent en
elles tous les éclatements volcaniques à venir. C’est une force explosive, une
puissance éruptive, l’inverse du corps actuel, cette « pile électrique
chez qui on a châtré et refoulé les décharges » (Le Théâtre de Cruauté). Le peintre du corps humain, ce n’est pas
Léonard de Vinci, ce peintre de cadavres, qui travaille sous la dictée des lois
de l’anatomie, avec ses écorchés exacts comme des machines, le peintre du corps
humain c’est Van Gogh qui trace des paysages hallucinés comme des visages et
fait surgir sur sa toile les déchirements sonores du Théâtre de la
Cruauté : corps-paysage sanglant, tournesols
éventrés, bombardement comme météorique d’atomes, fleur torturée, paysage
sabré, coquelicots… rageusement ponctués et déchiquetés…et par-dessus tout
cela « la figure de Van Gogh, rouge de sang dans l’éclatement de ses
paysages ».
Evocation de Van Gogh le suicidé de la société, par Max Pol Fouchet,
Documentaire L'impressionnisme: l'aventure de la lumière -1975
*** In English***
Van
Gogh
What is it
to draw? How de manage to do so? That is the action to create a path through an
invisible iron wall that seems to be situated between what we feel and what we
can. How should we go through this wall? It is useless to hit strongly, we have
to sap this wall and go through it with a file, slowly and, in my opinion, with
great patience.
Artaud,
Van Gogh, the Man Suicided by Society (1947)
There is in every madman a misunderstood genius
whose idea, shining in his head, frightened people, and for whom delirium was
the only solution to the strangulation that life had prepared for him.
No one has ever written, painted,
sculpted, built, or invented except literally to get out of hell. And I prefer,
to get out of hell, the landscapes of this quiet convulsionary to the teeming
compositions of Breughel the Elder or Hieronymus Bosch, who are, in comparison
with him, only artists, whereas Van Gogh is only a poor dunce determined not to
deceive himself.
And what is an authentic madman? It is a man who
preferred to become mad, in the socially accepted sense of the word, rather
than forfeit a certain superior idea of human honor. So society has strangled
in its asylums all those it wanted to get rid of or protect itself from,
because they refused to become its accomplices in certain great nastinesses.
For a madman is also a man whom society did not want to hear and whom it wanted
to prevent from uttering certain intolerable truths.
There is no ghosts in Va, Gogh’s painting, no
visions, no hallucinations. It is the torrid truth of the sun at two o’clock in
the afternoon. But the suffering of the pre-natal is there. It is nature, pure
and naked, seen just as it conceals itself when we know how to get near enough
to it.
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