photographie par Cath. An.
L'attente L'oubli
Maurice Blanchot
1962
Ici, et sur cette phrase qui lui
était peut-être aussi destinée, il fut contraint de s’arrêter. C’est presque en
l’écoutant parler qu’il avait rédigé ces notes. Il entendait encore sa voix en
l’écrivant. Il les lui montra. Elle ne voulait pas lire. Elle ne lut que
quelques passages et parce qu’il le lui demanda doucement. « Qui parle ? »
disait-elle. « Qui parle donc ? » Elle avait le sentiment d’une
erreur qu’elle ne parvenait pas à situer. « Effacez ce qui ne vous paraît
pas juste. » Mais elle ne pouvait rien effacer non plus. Elle rejeta tous
les papiers tristement. Elle avait l’impression que, bien que lui ayant assuré
qu’il la croirait en tout, il ne la croyait pas assez, avec la force qui eût
rendu la vérité présente. « Et maintenant vous m’avez arraché quelque
chose que je n’ai plus et que vous n’avez même pas. » N’y avait-il pas des
mots qu’elle acceptait plus volontiers ? qui s’écartaient moins de ce qu’elle
pensait ? Mais tout tournait devant ses yeux : elle avait perdu le
centre d’où rayon-
Tout changerait si nous attendions ensemble.
C’est la voix qui t’es confiée,
et non ce qu’elle dit. Ce qu’elle dit… les secrets que tu recueilles,… tu dois les
ramener doucement, malgré leur tentative de séduction, vers le silence que tu
as d’abord puisé en eux… c’était quelque chose qu’elle ne devait pas entendre,
qu’ils ne devaient pas entendre ensemble.
Attendre, seulement attendre. L’attente étrangère, égale en
tous ses moments…
Pourquoi… attirez-vous en moi
cette parole, qu’ensuite il me faut dire ?... mais je ne dirai rien… ce
que je dis n’est rien.
Il ne se souvenait pas l’avoir questionnée, … il l’avait questionnée
d’une manière plus pressante par son silence, son attente...
Faites en sorte que je puisse
parler… Persuadez-moi que vous m’entendez.
Dès qu’on attendait quelque chose, on attendait un peu
moins.
- Soyez sincère : pourquoi n’exercez-vous
pas cette puissance que vous savez que vous avez ?
- Quelle sorte de puissance ?
Pourquoi me dites-vous cela ?
Mais elle y revenait avec sa
tranquille obstination :
- Reconnaissez ce pouvoir qui
vous appartient.
- Je ne le connais pas, et il ne
m’appartient pas.
- C’est bien la preuve que ce
pouvoir fait partie de vous-même.
Les voix résonnent dans l’immense
vide, le vide des voix et le vide de ce lieu vide.
L’attention attend… L’attente seule donne l’attention. Le temps
vide, sans projet, est l’attente qui donne l’attention… L’attente donne l’attention
en retirant tout ce qui est attendu.
Il sait qu’il y a une certaine
coïncidence entre le lieu et l’attention. C’est un lieu d’attention. L’attention
ne sera jamais dirigée vers lui, y séjournerait-il éternellement. Mais il ne
désire pas non plus être l’objet de cette attention.
Elle n’est pas attentive à ce qu’il fait : il ne fait
rien, et pas davantage à ce qu’il dit : il parle moins qu’il n’écoute ;
à lui-même peut-être, à ce lui que dégage de lui l’attente et qui est l’indifférence
attentive du lieu.
Le désir qu’il avait de bien l’entendre
avait depuis longtemps fait place à un besoin de silence dont tout ce qu’elle
avait dit aurait formé le fond indifférent. Mais seule l’entente pouvait
nourrir ce silence.
Depuis quand avait-il commencé d’attendre ? Depuis qu’il
s’était rendu libre pour l’attente en perdant le désir des choses particulières
et jusqu’au désir de la fin des choses. L’attente commence quand il n’y a plus
rien à attendre, ni même la fin de l’attente. L’attente ignore et détruit ce qu’elle
attend. L’attente n’attend rien.
Quelle que soit l’importance de l’objet de l’attente, il est
toujours infiniment dépassé par le mouvement de l’attente. L’attente rend
toutes choses également importantes également vaines.
Ce qu’il ne lui avait jamais
demandé : si elle disait vrai. Voilà ce qui exprimait leurs rapports
difficiles : elle disait vrai, mais non en ce qu’elle disait.
Ce qui est caché, cela s'ouvre sur l'attente, non pour se
découvrir, mais pour y rester caché. L'attente n'ouvre pas, ne ferme pas.
Entrée dans un rapport qui n'est pas d'accueil, ni d'exclusion. L'attente est
étrangère au mouvement se cacher-se montrer des choses. Qui n'attend, rien ne
lui est caché. Il n'est pas auprès des choses qui se montrent. Dans l'attente,
toutes choses sont retournées vers l'état latent.
Quand elle lui avait demandé, à
lui un étranger, ce qu’un proche n’aurait pas encore été assez proche pour lui
donner, il comprit qu’en le lui demandant elle l’avait rendu plus proche que
tout autre. Pourquoi avait-il accepté d’emblée une telle proximité ?
Le pourrissement de l’attente, l’ennui. L’attente stagnante,
l’attente qui s’est d’abord prise pour objet, qui s’est prise de complaisance
pour elle-même, enfin de haine pour elle-même. L’attente, la calme angoisse de
l’attente ; l’attente devenue la calme étendue où la pensée est présente
dans l’attente.
Et puis venaient les instants où,
le fil de leurs rapports s’étant rompu, elle retrouvait sa tranquille réalité.
La mort ne se laisse pas attendre
Il se demande si elle ne reste
pas en vie pour prolonger le plaisir de la terminer.
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