Odilon Redon, L’œil au pavot.
[…97] dès lors qu’il ne voit pas, et c’est par là qu’il est
d’abord exposé, nu, offert au regard, à la main, voire à la manipulation de l’autre,
[l’aveugle] est aussi un sujet trompé.
Léonard Bramer, Le colin-maillard.
[…109] Exposé nu sans le savoir ?
Indifférent à sa nudité, à la fois moins
nu et plus nu qu’un autre de ce
fait ? Plus nu car on voit alors l’œil lui-même,
tout à coup exhibé dans son corps opaque, organe de chair immobile, dépouillé
de la signification du regard qui venait à la fois l’animer et le voiler. Inversement,
le corps même de l’œil, en tant qu’il voit, disparaît dans le regard de l’autre.
Quand je regarde quelqu’un qui voit, la signification vivante de son regard me
dissimile, en quelque sorte et dans une certaine mesure, ce corps de l’œil que
je peux facilement fixer chez l’aveugle, au contraire, et jusqu’à l’indécence. Il
s’ensuit qu’en règle générale – une règle bien singulière, et propre à
dissocier l’œil de la vision, – nous sommes d’autant plus aveugles à l’œil de l’autre
que ce dernier se montre capable de voir et que nous pouvons échanger avec lui
un regard. Loi du chiasme dans le croisement ou le non-croisement des regards :
la fascination par la vue de l’autre est irréductible à la fascination par l’œil
de [110] l’autre, voire incompatible avec elle. Ce chiasme n’exclut pas, il appelle
au contraire la hantise d’une fascination par l’autre.
Antoine Coypel, L'Erreur.
[…11] Par accident, et parfois au bord de l’accident, il
m’arrive d’écrire sans voir [...] Ce sont déjà des mots d’aveugle que je
dessine ainsi. Il faut toujours rappeler que le mot, le vocable s’entend, le
phénomène sonore reste invisible en tant que tel. […] Le langage se parle, cela
veut dire de l’aveuglement. Il nous
parle toujours de l’aveuglement qui
le constitue. […] L’extraordinaire nous rappelle à l’ordinaire de ce qui arrive
tous les jours, à l’expérience du jour même, à ce qui toujours conduit
l’écriture à travers la nuit, plus loin
que le visible ou le prévisible.
[…44] à la place du dessin, auquel l’aveugle en moi renonça
pour la vie, j’étais appelé par un autre trait, cette graphie de mots
invisibles, cet accord du temps et de la voix qu’on appelle verbe – ou
écriture. Substitution, donc, échange clandestin : un trait pour l’autre,
trait pour trait. Je parle d’un calcul autant que d’une vocation, et le
stratagème fut presque délibéré. Stratagème, stratégie, temps de guerre. Mot
d’ordre fratricide : économie du
dessin. Du dessin visible, du dessin en tant que tel, comme si je m’étais
dit : moi, j’écrirai, je me vouerai aux mots qui m’appellent.
Henri Fantin-Latour, Autoportrait.
<+>
[…36] Qu’il s’agisse d’écriture ou de dessin, […] la grâce
du trait signifie qu’à l’origine du graphein
il y a la dette ou le don plutôt que la fidélité représentative. Plus
précisément la fidélité de la foi importe plus que la représentation dont elle
commande et précède le mouvement, et la foi, dans son moment propre, est
aveugle.
Gustave Courbet, Autoportrait dit l'homme blessé.
[…125] si les larmes viennent
aux yeux, si alors elles peuvent aussi voiler la vue, peut-être
révèlent-elles, dans le cours même de cette expérience, dans ce cours d’eau,
une essence de l’œil, en tous les cas de l’œil des hommes, l’œil compris dans l’espace
anthropo-théologique de l’allégorie sacrée. Au fond, au fond de l’œil, celui-ci
ne serait pas destiné à voir mais à pleurer. Au moment même où elles voilent la
vue, les larmes dévoileraient le propre de l’œil. Ce qu’elles font jaillir hors
de l’oubli où le regard la garde en réserve, ce ne serait rien de moins que l’aletheia, la vérité des yeux dont elles révèleraient ainsi la destination
suprême : avoir en vue l’imploration plutôt que la vision, adresser la
prière, l’amour, la joie, la tristesse plutôt que le regard. Avant même d’illuminer,
la révélation est le moment des « pleurs de joie ». […128] si les
yeux de tous les animaux sont destinés à la vue, et peut-être par là au savoir
scopique de l’animal rationale, l’homme
seul sait aller au-delà du voir et du savoir, car seul il sait pleurer. « Seuls
cependant les yeux de l’homme ont la puissance de pleurer » (« But only human eyes can weep »,
Andrew Marvell). Seul il sait voir ça, l’homme, que les larmes sont l’essence
de l’œil – et non la vue. L’essence de l’œil est le propre de l’homme. […] L’aveuglement
révélateur, l’aveuglement apocalyptique, celui qui révèle la vérité même des
yeux, ce serait le regard voilé de larmes. Il ne voit ni ne voit pas, il est
indifférent à la vue brouillée. Il implore : d’abord pour savoir d’où
descendent les larmes et de qui elles viennent aux yeux. D’où et de qui ce
deuil ou ces pleurs de joie ? Et cette eau de l’œil ? […] « Les yeux pleurant, ces larmes
voient » (« These weeping eyes,
those seeing tears », Andrew Marvell).
Jacques Derrida, Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et
autres ruines.
(attribué à) Hoet, Samson aveuglé par les Philistins (détail)
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