mardi 18 septembre 2012

le sens des autres



Pierre Guyotat, Coma, 2006. 

« Installé dans un angle du living, je reprends mon travail, sur un cahier jaune dont je remplis les pages, dans la totalité de leur espace, par des renvois, des blocs d’écriture comme enchâssés sur le feuillet.
« J’avance dans le son de la vie que je viens de quitter, celui des nuits des arrière-salles, des couloirs à putains.
« Ce que je ne vis naguère que sur quelques heures, quelques journées, au désert, dans le ménage, la dépression s’installe en moi, coupe tous les gestes dans mon centre : seuls le travail, la langue, la composition, des figures, des lieux, l’accentuation de chaque voix selon ce quelle fait, cela seul me maintient à proximité d’un monde, qui pour moi n’existe plus que dans les cinq sens des autres.
« Un soir, où chez des amis de mon frère, de l’autre côté du living, tous dînent sans moi qui ne peut plus manger, le son des fourchettes, des couteaux et des assiettes augmente l’angoisse qui me tient étendu et raidit tous mes membres.
« Alors, qui ? Quoi ? Quel choc me sortira de cette terreur muette ? »



« Une nuit, plus tard, mon ami m’emmène dîner chez sa compagne, près de Versailles. Dans l’appartement d’un petit immeuble résidentiel, dans la verdure : Elle, un parfum qui me rappelle une peau ancienne ; des enfants qui jouent à l’étage. Inaccessible à jamais. Tout foyer, tout intérieur avec femme, mère et enfant, m’apparaît toujours comme le plus noble des palais.
« Pris de malaise, au milieu du dîner, je reprends connaissance mais on me garde coucher pour la nuit. Je ne m’endors pas mais, à la fenêtre ouverte, de la nuit, et de ses astres, je fais, celle de mes nombreuses gardes d’Algérie comprises, moi qui suis si léger, soumis aux plaisirs - impossible de rien faire sans plaisir ; donc aménager le devoir, les exigences de la profession comme tel, les laisser arriver sur le point du plaisir, voilà la nature de ma volonté, faire cette coïncidence, la favoriser, la créer - de la nuit et de ses astres, ce soir-là, j’ai fait la contemplation la plus active de ma vie d’adulte.
« Au petit-déjeuner, les couverts brillent aux lèvres très rouges des enfants : je ne sais déjà plus si j’ai mangé ou pas. Dans la salle de bains, je caresse le peigne de corne, où s’entremêlent les cheveux de la mère, les cheveux boucles des enfants, à quelques cheveux de leur père. »



 un manuscrit de P. Guyotat

Coma is a book whose acts of acute corporeal exposure and the process of their transmutation into language finally require a reader or witness, who may be horrified and repelled, but is irresistibly enmeshed and implicated in that process. <+>



Patrice Chéreau lit Pierre Guyotat : <audio> <retranscription>


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