jeudi 24 janvier 2013

savoir

Hélène Cixous, Savoir. Dans : Hèlène Cixous & Jacques Derrida, Voiles. Galilée. 1998.
Dessins d'Ernest Pignon-Ernest.

« La myopie était sa  faute, sa laisse, son voile natal imperceptible. Chose étrange, elle voyait qu’elle ne voyait pas, mais elle ne voyait pas bien. Chaque jour il y avait refus, mais qui pouvait dire d’où partait le refus : qui se refusait, était-ce le monde ou elle ? Elle était de cette race obscure subreptice qui va désemparée devant le grand tableau du monde, toute la journée en posture d’aveu : je ne vois pas le nom de la rue, je ne vois pas le visage, je ne vois pas la porte, je ne vois pas venir et c’est moi qui ne vois pas ce que je devrais voir. Elle avait des yeux et elle était aveugle.
[…] Jusqu’au jour où. Un matin sur la place il n’y avait rien. […] Tout était perdu. Chaque pas augmenterait l’égarement. […] Elle se vit arrêtée au sein de l’invisible. De toutes parts elle voyait ce rien pâle sans limites, c’était comme si par un faux pas elle était entrée vivante chez la mort. L’ici néant durait, et personne. Elle saisie, tombée debout dans l’étendue insondable d’un voile, et voilà tout ce qui restait de la ville et du temps. La catastrophe s’était produite en silence.
Et maintenant qui était-elle ? Seule. 




 […] Elle était née avec le voile dans l’œil. […] Le Doute et elle furent toujours inséparables : les choses étaient-elles parties ou bien était-ce elle qui les mévoyait ? Jamais elle ne vit en sûreté. Voir était un croire chancelant. Tout était peut-être. Vivre était en état d’alerte. En courant à toute jambe vers sa mère elle se réservait la possibilité de l’erreur jusqu’à la dernière seconde. Et si sa mère n’était soudain pas sa mère à l’instant où elle atteignait son visage ? La douleur de n’avoir pas reconnu que l’inconnue ne pouvait être sa mère, la honte de prendre une inconnue pour la connue par excellence, le sang n’a donc pas crié, pas senti ? La trahison du sang du sens ainsi on peut se tromper de mère être trompée jusqu’à la mère ?
[…] Mais un jour cette femme décida d’en finir avec sa myopie et sans tarder elle prit rendez-vous avec le chirurgien. C’est qu’elle avait appris l’incroyable nouvelle : la science venait de vaincre l’invincible. En dix minutes ce fut fait.
[…] Ainsi le monde sortait de sa réserve lointaine, de ses absences cruelles. Le monde montait à elle, précisant ses visages. Toute la journée.
Cela avançait tellement vite qu’elle se voyait voir. Elle voyait venir la vue. […] Ce qui n’était pas est. La présence sort de l’absence, elle voyait cela, les traits du visage du monde se lèvent à la fenêtre, émergeant de l’effacement, elle voyait le lever du monde. […] Oui, dit le monde. […] C’est ce qui la transportait : le pas de l’Apparition. La venue à Voir. Et qui vient ? moi ou toi ?
C’était voir-à-l’œil-nu, le miracle.
[…] à cette aube sans subterfuge elle avait vu avec ses propres yeux le monde, sans intermédiaire, sans les verres de non-contact. La continuité de sa chair et de la chair du monde, le toucher donc, c’était l’amour, et là était le miracle, la donation. […] Elle venait de toucher le monde de l’œil. 

 


[…] Maintenant c’était l’heure des adieux cruels et tendres au voile qu’elle avait tant maudit. […] Elle était tombée dans un état d’adieu.
Le deuil de l’œil qui devient un autre œil. […] La joie de l’œil délivré physiquement.
[…] La joie de l’œil débridé : on entend mieux aussi. Pour entendre il faut bien voir. Maintenant elle entendait bien même sans lunettes.
[…] elle découvrait les bizarres bienfaits que son étrangère intérieure lui prodiguait "avant", et dont elle n’avait jamais pu jouir avec joie, seulement avec angoisse : l’innarivée du visible à l’aube, le passage par le non-voir, toujours il y a eu un seuil, franchir à la nage le détroit entre le continent aveugle et le continent voyant, entre deux mondes, un pas marqué, venir du dehors, un pas encore, une imperfection, elle ouvrait les yeux et elle voyait le pas encore, il y avait ce mouvement de porte à exécuter pour accéder au monde visible.
[…] Bientôt auraient disparu le flou, le chaos avant la genèse, l’intervalle, l’étape, l’amortissement, l’appartenance à la non-voyance, la silencieuse pesanteur, le passage quotidien de frontière, l’errance dans les limbes.
[…] Ce que les voyants n’ont jamais vu : la présence-avant-le-monde. Mais "avant" ne sachant pas qu’elle voyait cela, le voyait-elle ?
Les voyants savent-ils qu’ils voient ? Les non-voyants savent-ils qu’ils voient autrement ? Que voyons-nous ? Les yeux voient-ils qu’ils voient ? Les uns voient et ne savent pas qu’ils voient. Ils ont des yeux et ils ne voient pas qu’ils ne non-voient pas.
A l’aube, elle se vit encore – une dernière fois – voir qu’elle ne voyait pas encore ce que plus tard elle verrait "d’un coup".
[…] Une telle expérience ne pouvait avoir lieu qu’une fois, c’est ce qui la bouleversait. La myopie ne repousserait pas, l’étrangère ne lui reviendrait jamais […] La nostalgie de la secrète non-voyance se levait.
Et cependant, on veut tellement voir, n’est-ce pas ?
Voir ! On veut : voir ! Peut-être n’avons-nous jamais eu d’autre vouloir que voir ? »



 

samedi 12 janvier 2013

at the very last minute she panicked


Laurie Anderson
The End of The World
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Hi. This evening I’ll be reading from a book I just finished and since a lot of it is about the future, I’m going to start more or less on the last page, and tell you about my grandmother. Now she was a Southern Baptist Holy Roller and she had a very clear idea about the future, and of how the world would end.
In fire.
Like in Revelations.

And when I was ten my grandmother told me the world would end in a year. So I spent the whole year praying and reading the Bible and alienating all my friends and relatives. And finally the big day came. And absolutely nothing happened. Just another day.

Now my grandmother was a missionary and she had heard that the largest religion in the world was Buddhism. So she decided to go to Japan to convert Buddhists.
And to inform them about the end of the world.
And she didn’t speak Japanese. So she tried to convert them with a combination of hand gestures, sign language and hymns, in English.

The Japanese had absolutely no idea what she was trying to get at. And when she got back to the United States she was still talking about the end of the world. And I remember the day she died. She was very excited. She was like a small bird perched on the edge of her bed near the window in the hospital.
Waiting to die.
And she was wearing these pink nightgowns and combing her hair so she’d look pretty for the big moment when Christ came to get her.

And she wasn’t afraid but then, just at the very last minute something happened that changed everything. Because suddenly, at the very last minute she panicked. After a whole life of praying and predicting the end of the world, she panicked. And she panicked because she couldn’t decide whether or not to wear a hat.

And so when she died she went into the future in a panic with absolutely no idea of what would be next.

samedi 5 janvier 2013

aveuglements


Odilon Redon, L’œil au pavot.


[…97] dès lors qu’il ne voit pas, et c’est par là qu’il est d’abord exposé, nu, offert au regard, à la main, voire à la manipulation de l’autre, [l’aveugle] est aussi un sujet trompé. 


Léonard Bramer, Le colin-maillard


[…109] Exposé nu sans le savoir ? Indifférent à sa nudité, à la fois moins nu et plus nu qu’un autre de ce fait ? Plus nu car on voit alors l’œil lui-même, tout à coup exhibé dans son corps opaque, organe de chair immobile, dépouillé de la signification du regard qui venait à la fois l’animer et le voiler. Inversement, le corps même de l’œil, en tant qu’il voit, disparaît dans le regard de l’autre. Quand je regarde quelqu’un qui voit, la signification vivante de son regard me dissimile, en quelque sorte et dans une certaine mesure, ce corps de l’œil que je peux facilement fixer chez l’aveugle, au contraire, et jusqu’à l’indécence. Il s’ensuit qu’en règle générale – une règle bien singulière, et propre à dissocier l’œil de la vision, – nous sommes d’autant plus aveugles à l’œil de l’autre que ce dernier se montre capable de voir et que nous pouvons échanger avec lui un regard. Loi du chiasme dans le croisement ou le non-croisement des regards : la fascination par la vue de l’autre est irréductible à la fascination par l’œil de [110] l’autre, voire incompatible avec elle. Ce chiasme n’exclut pas, il appelle au contraire la hantise d’une fascination par l’autre.

Antoine Coypel, L'Erreur


[…11] Par accident, et parfois au bord de l’accident, il m’arrive d’écrire sans voir [...] Ce sont déjà des mots d’aveugle que je dessine ainsi. Il faut toujours rappeler que le mot, le vocable s’entend, le phénomène sonore reste invisible en tant que tel. […] Le langage se parle, cela veut dire de l’aveuglement. Il nous parle toujours de l’aveuglement qui le constitue. […] L’extraordinaire nous rappelle à l’ordinaire de ce qui arrive tous les jours, à l’expérience du jour même, à ce qui toujours conduit l’écriture à travers la nuit, plus loin que le visible ou le prévisible.
[…44] à la place du dessin, auquel l’aveugle en moi renonça pour la vie, j’étais appelé par un autre trait, cette graphie de mots invisibles, cet accord du temps et de la voix qu’on appelle verbe – ou écriture. Substitution, donc, échange clandestin : un trait pour l’autre, trait pour trait. Je parle d’un calcul autant que d’une vocation, et le stratagème fut presque délibéré. Stratagème, stratégie, temps de guerre. Mot d’ordre fratricide : économie du dessin. Du dessin visible, du dessin en tant que tel, comme si je m’étais dit : moi, j’écrirai, je me vouerai aux mots qui m’appellent. 


 
Henri Fantin-Latour, Autoportrait
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[…36] Qu’il s’agisse d’écriture ou de dessin, […] la grâce du trait signifie qu’à l’origine du graphein il y a la dette ou le don plutôt que la fidélité représentative. Plus précisément la fidélité de la foi importe plus que la représentation dont elle commande et précède le mouvement, et la foi, dans son moment propre, est aveugle.


Gustave Courbet, Autoportrait dit l'homme blessé


[…125] si les larmes viennent aux yeux, si alors elles peuvent aussi voiler la vue, peut-être révèlent-elles, dans le cours même de cette expérience, dans ce cours d’eau, une essence de l’œil, en tous les cas de l’œil des hommes, l’œil compris dans l’espace anthropo-théologique de l’allégorie sacrée. Au fond, au fond de l’œil, celui-ci ne serait pas destiné à voir mais à pleurer. Au moment même où elles voilent la vue, les larmes dévoileraient le propre de l’œil. Ce qu’elles font jaillir hors de l’oubli où le regard la garde en réserve, ce ne serait rien de moins que l’aletheia, la vérité des yeux dont elles révèleraient ainsi la destination suprême : avoir en vue l’imploration plutôt que la vision, adresser la prière, l’amour, la joie, la tristesse plutôt que le regard. Avant même d’illuminer, la révélation est le moment des « pleurs de joie ». […128] si les yeux de tous les animaux sont destinés à la vue, et peut-être par là au savoir scopique de l’animal rationale, l’homme seul sait aller au-delà du voir et du savoir, car seul il sait pleurer. « Seuls cependant les yeux de l’homme ont la puissance de pleurer » (« But only human eyes can weep », Andrew Marvell). Seul il sait voir ça, l’homme, que les larmes sont l’essence de l’œil – et non la vue. L’essence de l’œil est le propre de l’homme. […] L’aveuglement révélateur, l’aveuglement apocalyptique, celui qui révèle la vérité même des yeux, ce serait le regard voilé de larmes. Il ne voit ni ne voit pas, il est indifférent à la vue brouillée. Il implore : d’abord pour savoir d’où descendent les larmes et de qui elles viennent aux yeux. D’où et de qui ce deuil ou ces pleurs de joie ? Et cette eau de l’œil ? […] « Les yeux pleurant, ces larmes voient » (« These weeping eyes, those seeing tears », Andrew Marvell). 
Jacques Derrida, Mémoires d'aveugle. L'autoportrait et autres ruines.



(attribué à) Hoet, Samson aveuglé par les Philistins (détail)



vendredi 4 janvier 2013