mardi 30 octobre 2012

l'étranger et l'autre absolu


« Parmi les graves problèmes dont nous traitons ici, il y a celui de l’étranger qui, malhabile à parler la langue, risque toujours d’être sans défense devant le droit du pays qui l’accueille ou qui l’expulse ; l’étranger est d’abord étranger à la langue du droit dans laquelle est formulé le devoir d’hospitalité, le droit d’asile, ses limites, ses normes, sa police, etc. Il doit demander l’hospitalité dans une langue qui par définition n’est pas la sienne, celle que lui impose le maître de maison, l’hôte, le roi, le seigneur, le pouvoir, la nation, l’Etat, le père, etc.
Celui-ci lui impose la traduction dans sa propre langue, et c’est la première violence. La question de l’hospitalité commence là : devons-nous demander à l’étranger de nous comprendre, de parler notre langue, à tous les sens de ce terme, dans toutes ses extensions possibles, avant et afin de pouvoir l’accueillir chez nous ? S’il parlait déjà notre langue, avec tout ce que cela implique, si nous partagions déjà tout ce qui se partage avec une langue, l’étranger serait-il encore un étranger et pourrait-on parler à son sujet d’asile ou d’hospitalité ? C’est ce paradoxe que nous allons voir se préciser. »

« Ce pacte, ce contrat d’hospitalité qui lie à l’étranger et qui lie réciproquement l’étranger, il s’agit de savoir s’il vaut au-delà de l’individu et s’il s’étend ainsi à la famille, à la génération, à la généalogie. Il ne s’agit pas ici, bien que les choses soient connexes, du problème classique du droit à la nationalité ou à la citoyenneté comme droit de naissance — lié ici au sol et là au sang. Il ne s’agit pas seulement du lien entre naissance et nationalité ; il ne s’agit pas seulement de la citoyenneté offerte à quelqu’un qui n’en disposait pas auparavant, mais du droit accordé à l’étranger en tant que tel, à l’étranger demeuré étranger, et aux siens, à sa famille, à ses descendants. »

« d’entrée de jeu, le droit à l’hospitalité engage une maison, une lignée, une famille, un groupe familial ou ethnique. Justement parce que c’est inscrit dans un droit, une coutume, un ethos et une sittlichkeit, cette moralité objective (...) suppose le statut social et familial des contractants, la possibilité pour eux d’être appelés par leur nom, d’avoir un nom, d’être des sujets de droit, interpellés et passibles, imputables, responsables, dotés d’une identité nommable, et d’un nom propre. Un nom propre n’est jamais purement individuel.
Si l’on voulait s’arrêter un instant sur cette donnée significative, il faudrait noter une fois de plus un paradoxe ou une contradiction : ce droit à l’hospitalité offert à un étranger “en famille”, représenté et protégé par son nom de famille, c’est à la fois ce qui rend possible l’hospitalité ou le rapport d’hospitalité à l’étranger mais du même coup le limite et l’interdit. Car on n’offre pas l’hospitalité, dans ces conditions, à un arrivant anonyme et à quelqu’un qui n’a ni nom ni patronyme, ni famille, ni statut social, et qui dès lors est traité non pas comme un étranger mais comme un autre barbare. Nous y avons fait allusion : la différence, une des différences subtiles, parfois insaisissables entre l’étranger et l’autre absolu, c’est que ce dernier peut n’avoir pas de nom et de nom de famille ; l’hospitalité absolue ou inconditionnelle que je voudrais lui offrir suppose une rupture avec l’hospitalité au sens courant, avec l’hospitalité conditionnelle, avec le droit ou le pacte d’hospitalité. En disant cela, une fois de plus, nous prenons en compte une pervertibilité irréductible. La loi de l’hospitalité, la loi formelle qui gouverne le concept général d’hospitalité, apparaît comme une loi paradoxale, pervertissable ou pervertissante. Elle semble dicter que l’hospitalité absolue rompe avec la loi de l’hospitalité comme droit ou devoir, avec le “pacte” d’hospitalité. Pour le dire en d’autres termes, l’hospitalité absolue exige que j’ouvre mon chez-moi et que je donne non seulement à l’étranger (pourvu d’un nom de famille, d’un statut social d’étranger, etc.) mais à l’autre absolu, inconnu, anonyme, et que je lui donne lieu, que je le laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans le lieu que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l’entrée dans un pacte) ni même son nom. »

« offrir à l’arrivant un accueil sans condition.
Disons, oui, à l’arrivant, avant toute détermination, avant toute anticipation, avant toute identification, qu’il s’agisse ou non d’un étranger, d’un immigré, d’un invité ou d’un visiteur inopiné, que l’arrivant soit ou non le citoyen d’un autre pays, un être humain, animal ou divin, un vivant ou un mort, masculin ou féminin. »

« si je pratique l’hospitalité par devoir (et non seulement en conformité avec le devoir), cette hospitalité d’acquittement n’est plus une hospitalité absolue, elle n’est plus gracieusement offerte au-delà de la dette et de l’économie, offerte à l’autre, une hospitalité inventée pour la singularité de l’arrivant, du visiteur inopiné... »

Extraits de l'ouvrage :
De l'Hospitalité, de Jacques Derrida et Anne Dufourmantelle, © Calmann-Lévy 1997


 mam
15.07.2006

lundi 29 octobre 2012

che vuoi?




Et comment, alors, cet homme, retombe-t-il dans la ‘vallée du manque’ ? Comment se remet-il à ressentir quelque désir, lui qui ne (le) ressentait pas, ou seulement comme violence, violation ? N’est-ce pas en assumant, au-delà du vrai et du faux, la reconnaissance que les autres ont de lui ? Ce sont les autres qui les premiers le reconnaissent comme désirant, et répandent la rumeur que cet homme serait tombé amoureux de sa charmante assistante. L’homme le nie d’abord ; puis l’accepte, assume d’être cet homme désirant que les autres désignent : « tu es cela ».
Quant à l’assistante, alors enceinte, elle nie avec fermeté la paternité du géniteur, tout en laissant alors une place vide où l’homme peut alors s’assumer père.
Aux paroles et aux actes de cet homme minimal, l’autre répond par une injonction à désirer « que veux-tu ? » ; l’homme la rejette d’abord : rien, rien, rien, rien que parler à l’anguille qui ne répond jamais, ne questionne jamais ; l’homme reprendra ensuite cette question : « que me veut-elle ? » ; « à quelle place me veut-elle ? » ; « quelle place me demande-t-elle d’assumer ? ». et c’est par ces basculement de points d’interrogation, peut-être, qu’il retombe dans la ‘vallée du manque’.




« Ce Che vuoi ? est la réponse de l'Autre à cet acte de parler du sujet »
Lacan, J. Le désir, Séminaire VI, 19 nov. 1958.

« le désir de l'homme est le désir de l'Autre, où le de donne la détermination dite par les grammairiens subjective, à savoir que c'est en tant qu'Autre qu'il désire […] C’est pourquoi la question de l'Autre qui revient au sujet de la place où il en attend un oracle, sous le libellé d'un : Che vuoi ? que veux-tu ? est celle qui conduit le mieux au chemin de son propre désir, - s'il se met, grâce au savoir-faire d'un partenaire du nom de psychanalyste, à la reprendre, fût-ce sans bien le savoir, dans le sens d'un : Que me veut-il? »
Lacan, J. Subversion du sujet et dialectique du désir, 1960. Dans : Ecrits, pp. 814-5.

« Che vuoi ?, Que veux-tu ? […]
Que me veut-Il ? […]
Que veut-Il à moi? […]
Comment me veut-Il ? […]
Que veut-Il concernant cette place du moi ? »
Lacan, J. L’angoisse, séminaire X, 14 nov. 1962.

dimanche 28 octobre 2012

Désir: la vallée du manque




Quel est donc cet homme qui voit le désir d’un autre donné à sa femme ; quel est donc cet homme qui ne supporte pas de voir, là "dehors", ce désir qu’il ne sent pas, là "dedans" ; quel est donc cet homme qui pénètre sa femme d’un couteau? Cet homme est pénétré par un désir qui lui est étranger, qui lui vient du dehors avec toute l’insistance des gémissements de sa femme dans les bras de son amant. Ce meurtre ne crie pas vengeance à l’adultère ; les coups portés ne trouvent pas leur acharnement dans la jalousie haineuse du mari trompé ; c’est le désir qui fait effraction, pénètre, viole, coupe, s’acharne, s’impose, intolérable, à cet homme qui ne désirait plus. Ce meurtre est un acte de déni du désir qui s’impose bruyamment là ("dehors") où on avait su l’étouffer, là ("dedans") où on avait pensé pouvoir aimer sans désirer. L’incarcération est un enterrement dans une tombe de silence de ce désir qui s’abat sur lui, et de cet acte qui en prouvait toute la violence. La période de probation est un lent éveil, par quelques mots, quelques fleurs, d’un désir autre, qui ne saigne pas. 
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vendredi 19 octobre 2012

lundi 15 octobre 2012

(g)host



« Comme hôte ou comme otage, comme autre, comme altérité pure, la subjectivité ainsi analysée doit être dépouillée de tout prédicat ontologique, un peu comme ce moi pur dont Pascal disait qu'il est dévêtu de toutes les qualités qu'on pouvait lui attribuer, de toutes les propriétés que par conséquent, en tant que moi pur, et proprement pur, il transcende ou excède. Pas plus que le moi, l'autre ne se réduit à ses prédicats effectifs, à ce qu'on peut en définir ou en thématiser. Il est nu, dénudé de toute propriété, et cette nudité est aussi sa vulnérabilité infiniment exposée: sa peau. Cette absence de propriété déterminable, de prédicat concret, de visibilité empirique, voilà ce qui donne sans doute au visage de l'autre une aura spectrale, surtout si cette subjectivité de l'hôte se laisse annoncer aussi comme la visitation d'un visage. Host ou guest, Gastgeber ou Gast, l'hôte ne serait pas seulement un otage. Il aurait au moins, selon une profonde nécessité, la figure de l'esprit ou du fantôme (Geist, ghost). Un jour, quelqu'un s'inquiéta devant Lévinas du « caractère fantomatique » de sa philosophie, en particulier quand elle traite du « visage de l'autre ». Lévinas ne protesta pas directement. Mais tout en recourant à l'argument que je viens d'appeler « pascalien » (« il faut que l'autre soit accueilli indépendamment de ses qualités »), il précise bien « accueilli », et surtout de façon « immédiate », urgente, sans attendre, comme si les qualités, attributs, propriétés « réelles » (tout ce qui fait qu'un vivant n'est pas un fantôme) ralentissaient, médiatisaient ou compromettaient la pureté de cet accueil. Il faut accueillir l'autre dans son altérité, sans attendre, et donc ne pas s'arrêter à reconnaître ses prédicats réels. Il faut donc, au-delà d'une perception, recevoir l'autre en courant le risque toujours inquiétant, étrangement inquiétant, inquiétant comme l'étranger (unheimlich), de l'hospitalité offerte à l'hôte comme ghost ou Geist ou Gast. Pas d'hospitalité sans cet enjeu de spectralité. Mais la spectralité n'est pas rien, elle excède, et donc déconstruit toutes les oppositions ontologiques, l'être et le néant, la vie et la mort - et elle donne. Elle peut donner et ordonner et pardonner, elle peut aussi ne pas le faire… »
Jacques Derrida, Adieu. A Emmanuel Levinas. Paris, Galilée. 1997, pp. 191-2-3.




“As host or hostage, as other, as pure alterity, a subjectivity analyzed in this way must be stripped of every ontological predicate, a bit like the pure I that Pascal said is stripped of every quality that could be attributed to it, of every property that, as pure I, as properly pure, it would have to transcend or exceed. And the other is not reducible to its actual predicates, to what one might define or thematize about it, anymore than the I is. It is naked, bared of every property, and this nudity is also its infinitely exposed vulnerability: its skin. This absence of determinable properties, of concrete predicates, of empirical visibility, is no doubt what gives to the face of the other a spectral aura, especially if the subjectivity of the hate also lets itself be announced as the visitation of a face, of a visage. Host or guest [in English], Gastgeber or Gast, the hôte would be not only a hostage. It would have, according to a profound necessity, at least the face or figure of a spirit or phantom (Geist, ghost) . When someone once expressed concern to Levinas about the "phantomatic character" of his philosophy, especially when it treats the "face of the other," Levinas did not directly object. Resorting to what I have just called the "Pascalian" argument (" it is necessary that the other be welcomed independently of his qualities") , he clearly specified "welcomed," especially in an "immediate," urgent way, without waiting, as if "real" qualities, attributes, or properties (everything that makes a living person into something other than a phantom) slowed down, mediatized, or compromised the purity of this welcome. It is necessary to welcome the other in his alterity, without waiting, and thus not to pause to recognize his real predicates. It is thus necessary, beyond all perception, to receive the other while running the risk, a risk that is always troubling, strangely troubling, like the stranger (unheimlich), of a hospitality offered to the guest as ghost or Geist or Gast. There would be no hospitality without the chance of spectrality. But spectrality is not nothing, it exceeds, and thus deconstructs, all ontological oppositions, being and nothingness, life and death-and it also gives. It can give [donner], give order(s) [ordonner] and give pardon [pardonner], and it can also not do so…” (pp.110-1-2).